Le maître de jeu

Ma sœur et moi avons partagé une chambre toute notre enfance. Dans mon souvenir, le papier peint moutarde était fatigué, et baignait l’appartement haussmannien hors de prix dans une lumière triste. Ma mère l’avait choisi pour son emplacement juste après son divorce, quand elle a décidé de revenir à Paris et que son monde s’écroulait. Désormais, elle ne pensait qu’à notre futur. L’immeuble du Ve arrondissement était près des bonnes écoles, comme elle disait, et Béatrice avait décidé que c’est là qu’on grandirait, pour avoir le plus de chances possibles. Inculte alors, je ne savais rien des questions de classes sociales, mais je sentais pourtant que nous n’étions pas tout à fait à notre place. Je ne savais pas encore qu’il était possible d’habiter ailleurs et j’aurai juste voulu que l’appartement soit plus grand, pour avoir une chambre à moi, même petite, même sombre, un endroit dont j’aurai pu fermer la porte quand les autres étaient de trop. Emilie, aussi, aurait aimé avoir sa chambre, et elle l’a trouvée quand elle est partie vivre chez notre père, à Lille, pour passer son bac. De toutes façons, les lycées parisiens ne savaient pas quoi faire de son intelligence, et c’était l’occasion de vivre avec lui, après des années de garde partagée où on ne l’avait vu qu’un week-end sur deux.

De mon coin de la chambre commune, je l’entendais rire aux éclats quand sa meilleure amie était là. Fanny hurlait comme un cheval qui s’enfuit, ses boucles blondes s’échappant de son chouchou pour déferler sur son visage anguleux. Depuis, Fanny a disparu, l’une de ces ruptures amicales qui survient quand l’autre, si proche fût-elle un jour, se révèle être une étrangère. Mais petite, elle était souvent chez nous, le soir, pour dîner, et elle restait parfois pour dormir, et je faisais semblant d’être contrarié. Contrairement aux autres copines d’Emilie, elle n’avait pas peur de se moquer de moi, le grand frère trop sérieux. Adolescente, elle avait décidé d’apprendre le mandarin, à une époque où personne, dans le Ve arrondissement, ne pensait à la Chine. Fanny, c’était la gamine qui mangeait des tartines Nutella-fromage et qui poussait la curiosité jusqu’à goûter les croquettes de son chat.

Au début de ses années lilloises, Emilie et Fanny ont gardé contact, moi aussi par extension, et c’est à cette période que j’ai parlé de jeu de rôle avec Fanny. Nous n’étions plus des enfants, encore de jeunes adultes et je venais d’apprendre à jouer. Je ne sais plus exactement à quelle occasion, mais je lui ai expliqué qu’on se rassemblait avec des amis autour d’une table, avec un maître de jeu, et qu’on partait à l’aventure, en suivant les grandes lignes d’un scénario. Ça m’animait tellement, Fanny était si curieuse, qu’elle a insisté pour venir jouer avec nous. J’en ai parlé à mon groupe, à mon maître de jeu, et on a convenu d’une date pour qu’elle vienne faire avec nous une partie. Je ne sais plus chez lequel d’entre nous nous nous retrouvions à l’époque, probablement chez Vincent, dans sa colocation du XIe arrondissement qu’il partageait avec un ami passionné par les parfums chers et les chats. On a sûrement joué à la lueur des bougies, comme d’habitude, Fanny a ri plusieurs fois à nos blagues pourtant éculées, et Vincent a convoqué tout son verbe pour nous faire découvrir des royaumes oubliés. On s’était battus avec des dés, nos personnages avaient pris de l’expérience, on avait mangé des chips, et on était rentrés chez nous. Ça m’avait fait plaisir d’accueillir Fanny dans notre histoire, j’avais un peu retrouvé, pour une soirée, mon rôle de grand frère.

Quelques jours après, j’ai demandé à Fanny si elle voulait revenir. A ma grande surprise, elle me dit que non, merci pour l’expérience mais j’ai pas envie de recommencer. Je n’ai pas compris, j’avais l’impression que tout s’était bien passé et j’ai dû insister pour qu’elle m’explique. Je la sentais gênée de devoir formuler ça, comme si elle ne voulait pas doucher mon enthousiasme, vraiment, elle avait beaucoup aimé le principe du jeu de rôle, mais elle ne voulait plus revoir les autres joueurs. Il se trouve que l’un d’entre eux l’avait raccompagnée en voiture après la partie. Je le savais, je ne m’étais pas méfié, au contraire, ça m’avait rassuré qu’elle ne rentre pas seule. Mais arrivé en bas de chez elle, il avait lourdement insisté pour monter dans son appartement. Soufflée, elle avait d’abord gentiment décliné, puis devant son insistance, elle avait fini par sortir du véhicule. Ne t’inquiète pas, m’a-t-elle dit, c’est pas grave, j’ai l’habitude. J’étais mortifié, je me suis excusé du mieux que j’ai pu, elle m’a assurée que ce n’était pas grave mais qu’elle ne reviendrait pas. La session suivante, je n’ai pas osé demander des explications à mon pote. Je voulais jouer si fort, j’avais mis tellement de temps à trouver une table, que j’ai probablement rationalisé ce qui s’était passé. Et je crois aussi que je ne pouvais pas supporter l’idée qu’ils en rient, je savais qu’ils ne comprendraient même pas le problème. Pour eux, c’était simplement de la drague, et peut-être que c’est ça, quand on est un homme, les relations normales avec les femmes. Je n’ai rien dit pendant longtemps, trop heureux d’avoir un siège à la table. À leurs yeux, j’étais un homme, malgré l’incongruité de mes désirs et j’ai préféré me taire par peur de ne plus pouvoir jouer. De toute façon, je crois que mon homosexualité discréditait, à leurs yeux, mes contributions à ce sujet. Qui suis-je pour juger, puisque je ne connais rien du désir des femmes ?

Des années après, j’en ai parlé avec un des joueurs du groupe. Le “râteau” que son pote s’était pris l’a fait rire, effectivement ; je crois que lui, comme les autres, n’avait jamais vraiment considéré que Fanny, ou une autre jeune femme d’ailleurs, puisse venir nous rejoindre autour de la table. Les dés étaient pipés, Fanny n’avait aucune chance. C’était leur moment, entre hommes, où ils n’avaient pas à se soucier de ce que pensaient les femmes. Nous avons continué à jouer, plus ou moins selon les années, ma patience et nos déménagements respectifs. Mais sans Fanny, et toujours sans femmes.


Papier peint du château de Maintenon, appelé « l'Arbre de vie » créé en Chine pour la Compagnie des Indes qui l'a vendu aux grandes maisons européennes.
Papier peint «l’Arbre de vie» du château de Maintenon.

Quand le moment est arrivé de quitter l’école primaire, je me suis trouvé orienté vers l’un des deux collèges du quartier. Dès la 6e, je me suis senti comme un enfant sauvage à l’envers, un petit expert-comptable de l’enfance qu’on aurait débarqué dans une nouvelle institution pleine de brutes désordonnées, un adulte déguisé en enfant, trop triste pour savoir s’amuser, et trop efféminé pour être dans le camp des garçons. J’étais choisi en dernier quand ils faisaient leurs équipes, moi, le fils du prof de sport, quand je ne n’étais tout simplement pas cédé aux équipes féminines.

À l’école, j’avais surtout des copines, mais en 6e, traîner avec des filles est devenu soudain mal vu, sans que je sache pourquoi. On se moquait de moi. Un grand de troisième m’a demandé chaque matin pendant des semaines pourquoi je me maquillais les yeux et j’en vomissais de stress le matin sur le chemin. Des années plus tard, et sans connaître cette histoire, en regardant mes lèvres charnues, mon innocent de tout petit frère a convoqué ce souvenir en me demandant pourquoi je mettais du rouge à lèvres. Malgré mes explications —« Mais c’est juste mes lèvres, mon poussin »—, il ne comprenait pas. Moi non plus.

Au milieu de l’année, un garçon blond, un peu plus grand que les autres, est arrivé dans notre classe. Je me souviens de son nom, Sacha, mais le souvenir de son visage a disparu, ses traits fondus au creuset de l’oubli. Je n’ai pas fait attention à lui, je me souviens qu’il avait un accent russe, ou peut-être polonais. Personne ne lui parlait, et je n’allais pas me faire remarquer en cherchant à en savoir plus. 

Un jour, Sacha a dit qu’il voulait me montrer quelque chose. Il m’a pris par le bras et m’a entraîné au fond de la cour de récré. Il y avait là un escalier de secours, et en soupente, un refuge où on pouvait jouer peinard, loin du regard des surveillants. J’ai d’abord hésité à le suivre, parce que j’étais peureux, fragile comme une aile de papillon froissée, mais c’était la première fois depuis longtemps qu’un autre garçon s’intéressait à moi. Dans la pénombre du petit coin du fond de la cour, Sacha s’est assis en tailleur et a sorti de son sac deux ouvrages, grands comme des livres de contes, avec des monstres inquiétants dessinés sur la couverture. Sur l’une des pages intérieures, il y avait une licorne je crois, sur une autre, peut-être un guerrier en armure, et puis des pages et des pages de textes et de tableaux. Il y avait trop peu de dessins pour que ce soit des bandes dessinées, mais assez quand même pour soutenir mon intérêt. Je n’ai pas eu le droit de toucher aux livres, même pour regarder les images de plus près, et je me souviens que ça ne m’a pas plu. Sacha a essayé de m’expliquer quelque chose, quelque chose qui s’est perdu depuis dans les cris d’enfants qui remplissaient alors la cour. Je crois qu’il voulait jouer, je sais maintenant que c’était des livres de jeu de rôle. J’ai essayé d’écouter, mais je n’ai pas compris. J’étais mal à l’aise, il trébuchait sur le français, mes copines attendaient sous le préau et j’avais la vague intuition que je n’avais pas le droit d’être seul avec un garçon, loin du regard des adultes, dans un petit coin sombre. Je n’ai pas pris le temps de comprendre ce qu’il voulait, j’ai soudain eu peur. J’avais déjà forcé ma nature en parlant à un garçon presque inconnu, c’était déjà beaucoup, je me suis levé et je suis parti en disant que ça ne m’intéressait plus.

Je pense souvent à Sacha, à qui sa mère avait dû dire, comme toutes les mères soucieuses de voir leur gamin s’intégrer, de prendre ses livres préférés avec lui à l’école, tu sais ceux avec les monstres, pour se faire des nouveaux amis. Je ne sais pas s’il a trouvé quelqu’un avec qui jouer ce jour-là ou après, je ne sais pas s’il est resté seul dans la soupente avec ses livres. Il ne m’a plus jamais proposé de jouer, et je ne lui ai plus jamais parlé.


L’été, quand les vacances nous libéraient enfin, mon père chargeait le break et descendait tout le monde, chien et chat compris, dans le Sud. Nous dormions allongés, derrière, bercés par les lampes de l’autoroute, le chat vomissait parfois dans la voiture et nous passions l’été au bord de la mer. Les vacances se passaient au rythme imposé par Michel : la sieste d’abord, la plage après, et la fête foraine le soir si on avait de la chance. L’après-midi, en attendant les vagues, les heures refusaient de s’écouler, collant aux murs sous le vacarme des cigales. C’est là, perdu dans l’ennui, que j’ai commencé à écrire des histoires. Je les nourrissais de magazines en solde, trouvés à la boutique de la plage, et certains parlaient déjà de jeu de rôle, sans que je sache encore, à l’époque, ce que c’était vraiment. Je ne connaissais personne qui jouait, je ne savais même pas comment m’y mettre, ou si c’était vraiment un jeu, si c’était acceptable d’en parler ou si c’était un passe-temps honteux. Je savais juste que cet imaginaire dialoguait avec quelque chose au fond de moi, et qu’on ne parlait pas de cette magie-là, ailleurs. 

Sur le papier, puis sur l’ordinateur de mon père, le geste simple et mécanique de l’écriture me permettait d’oublier la chaleur assommante de ces après-midis du mois d’août et le vague malaise que je ressentais, déjà, face aux désirs étourdissants qui poussaient dans mes reins. J’oubliais aussi, ainsi, l’agressivité voilée d’une belle-mère trop jeune, qui partageait ses vacances avec nous, mais qui aurait préféré avoir notre père rien que pour elle. Nous étions officiellement les bienvenus, mais c’était comme si l’ombre de notre présence atténuait la morsure de son soleil. Elle aurait préféré être seule avec Michel et elle n’arrivait pas à nous le cacher complètement. On jouait quand même à la famille.

J’avais l’habitude de ne pas me sentir à ma place. J’étais le seul garçon à faire de la danse classique et je lisais des magazines que même le kiosquier trouvaient bizarres. «Attention», m’a-t-il sermonné sèchement un jour en sortant un Casus Belli de derrière une pile d’invendus, «ces gens-là sont bizarres, et il ne faut pas se laisser entraîner, c’est une secte, le jeu de rôle, à ce qu’il parait». Je crois que j’ai acquiescé en prenant le magazine, un peu vexé peut-être. Mais je trouvais normal qu’on me parle mal de toute façon, je savais que je n’étais pas encore une vraie personne après tout, juste un gamin plein de questions. J’ai compris très tôt qu’il me faudrait des années pour être pris au sérieux, et devinant qu’on parlait différemment aux hommes adultes, j’avais hâte que ce moment arrive. En attendant, ma mère m’envoyait faire des courses dans le quartier et mon bide se tordait à l’idée de parler à la boulangère, parce qu’elle m’appelait « ma petite » une fois sur deux. Sans réfléchir, sans savoir pourquoi, beaucoup de gens ne me voyaient pas comme un garçon. Je ne savais pas encore ce que c’était, mais leur intuition me murmurait, déjà, quelque chose à l’oreille.


À 20 ans, on enfilait des perruques en boite de nuit et on prétendait être des artistes de cabaret. Aujourd’hui, j’ai 45 ans et j’ai l’impression d’avoir attendu toute ma vie cet âge. J’étais une folle, je suis un homme. Je « passe » désormais, auprès de la banquière, auprès des loulous dans le métro. Mon visage, si sérieux, l’est encore plus. J’avais l’air d’un petit pédé, et désormais, j’ai l’air d’un mec. Je suis devenu un daron à moustache, après avoir été si féminin. Mon genre m’a rattrapé, je le vois dans mes grosses mains, et dans le ton des jeunes caissiers. Les bébés et les chats s’endorment dans mes bras. 

Je ne suis pas surpris. J’ai collectionné tous les bijoux de la virilité, y compris les plus laids, pour m’en parer et devenir un homme. J’ai grandi, comme tous les jeunes pédés, en souffrant d’un syndrome de Stockholm inquiétant, celui d’être excité par la virilité, mais rejeté par ses hérauts, et j’ai surnagé tant bien que mal sur la mer sombre de la haine de soi. Comme radeau de fortune branlant, des planches de certitudes mal ajustées, celle d’être un homme et celle de les désirer en même temps. 

Longtemps, j’ai cherché un homme particulier à aimer. Un concept d’homme plutôt, épais, à la voix grave, qui savait ce qu’était être un homme. Quelqu’un de sûr de lui qui n’avait pas peur, qui savait réparer les voitures et construire les maisons. Un homme bon, suffisamment fort pour être féminin, aussi. Poilu, chaud, doux, tendre, aux mains épaisses et à la poitrine rassurante. Je l’ai cherché dans les bars, dans la rue, dans les magazines et dans les pubs, dans le porno, et dans les avant-bras poilus des hommes du métro parisien. Je l’ai cherché dans toutes les pièces où je rentrais. Et si j’en ai parfois entrevu le reflet dans mes lunettes, je n’ai jamais pu le serrer dans mes bras. 

Je n’ai plus 20 ans aujourd’hui et je sais désormais pourquoi, chez ces candidats à la virilité, il y avait toujours un détail qui venait doucher mon désir, qui me confirmait qu’il ne s’agissait pas d’un des hommes que je recherchais. Juste des garçons qui tentaient d’appliquer bêtement une recette surannée. Rien ne peut suffire à faire d’eux des hommes, ni les briques de violence dont ils construisent leurs forteresses, ni les miettes de pouvoir qu’ils déguisent en galanterie, ni les coups qu’ils donnent pour se rassurer. Il y aura toujours le doute qu’on lit au fond des yeux, les épaules un peu trop petites, la fragilité d’une cheville un peu trop fine, la voix qui déraille parfois, pour nous révéler que personne n’a réussi à être un homme. Parce que les hommes, ça n’existe pas. Je ne crois plus aux hommes, comme on ne croit plus au père Noël, et en arrêtant de chercher ce qui n’existe pas, je peux enfin voir les personnes en face de moi. 

Comme tous les mecs, en grandissant, je ne savais rien, ou si peu, des rapports de pouvoir entre genres. Je savais qu’on m’insultait, je savais qu’il y avait un lien entre mon désir, ma voix trop aiguë, entre mon poignet cassé et l’incompréhension des hommes hétérosexuels. Je savais que j’avais peur, que j’étais exposé, mais je voyais bien aussi, qu’en tant que garçon, on me préparait quand même à hériter du monde des hommes, que ces brimades étaient le moule dans lequel on me forgerait pour me faire reprendre la forme, la place et le pouvoir qui me revenaient de droit. Les femmes savaient tout le reste, elles. Quand j’ai fini par devenir pédé comme on choisit un étendard avant d’aller au combat, j’ai compris que les armes qui me sauveraient la vie et que j’allais devoir apprendre à manier, avaient été forgées par des femmes. Et ce sont les femmes qui me les ont transmises. Les copines. Celles qui jouaient avec moi dans la cour de récré, alors que je cherchais où j’habitais. Celles qui ont fait famille avec moi, malgré moi, par le sang, par le rire ou par les larmes. Les femmes lesbiennes, les amies artistes, celles qui sont les deux, mes sœurs, toutes celles qui ont eu la patience et la générosité de m’apporter ce dont j’avais besoin pour survivre.


Avec Isabelle, nous parlions récemment des enfants que nous avions été et de ce que nous étions devenus, depuis que nous nous étions rencontrés à la fac de Jussieu. Elle me disait: «En fait, je crois que mon identité, c’est garçon manqué, vraiment.» Moi aussi, Isa, je suis un homme raté, et c’est notre territoire commun, depuis plus de 20 ans.

A l’époque, j’étais en biochimie, sans trop savoir pourquoi. Au même moment, j’ai commencé à militer et la découverte de la puissance d’être soi a tout éclipsé. Les cours, le futur, tout était absurde face à cette révolution. Petit à petit, tout a été passé au lance-flamme de la déconstruction et c’est là que je suis devenu folle, folle comme homosexuel, folle comme dingue, folle comme libre, un pédé enfin réussi. 

J’ai commencé le jeu de rôle à la même époque, en rencontrant Vincent dans une association de jeunes homos. Il menait des parties depuis des années et m’a proposé de jouer avec un de ses amis d’enfance et ses potes. J’ai sauté sur l’occasion, j’attendais ça depuis longtemps et j’ai tout de suite accroché. Très vite, Isabelle a mentionné qu’elle voudrait bien jouer avec nous, mais à l’époque, je n’ai pas su entendre sa demande. Non, en fait, je l’ai très bien entendue mais je n’ai pas su quoi en faire. Je ne voyais pas comment conjuguer son militantisme lesbien et l’hétérosexualité imperturbable des seuls joueurs que je connaissais. Je n’ai pas insisté pour lui faire une place. Je me suis peut-être raconté que c’était pour la protéger. Nous étions déjà beaucoup autour de la table, c’est vrai aussi. Mais surtout, pour pouvoir jouer, j’étais prêt à tout. Face aux autres joueurs, j’ai fait le profil le plus bas possible  sur nos désaccords politiques, j’ai rigolé aux blagues lourdes, et je n’ai pas parlé du jeu de rôle à l’extérieur pour ne pas avoir à me justifier. Je me disais que c’était le prix à payer, et que le jeu de rôle en valait la peine. J’ai été ce qu’il fallait que je sois face à eux pour avoir la possibilité de jouer, quitte à laisser les copines à l’entrée. Et en endossant les habits des hommes, pour la première fois, j’ai été accepté parmi eux. Encore aujourd’hui, ce sont les seuls amis hétérosexuels que je vois régulièrement. J’avais dû tordre ce que j’étais pour me faufiler dans le trou correspondant, mais j’avais un groupe de jeu. 

Une fois à l’intérieur, j’ai pu me redéployer. Je me revois, débutant, face à Vincent, lui demandant timidement, si c’était possible que mon perso soit homo. «Bah, évidemment», m’avait-il gentiment répondu, surpris, «tu peux faire ce que tu veux». Il m’avait fallu plusieurs parties pour enfin aborder cette question, alors que nous passions pourtant nos journées à détricoter les genres et les sexualités. J’avais intégré, jusqu’au fond de mon imaginaire, l’impossibilité d’être homo. Les autres joueurs aussi, d’ailleurs: «C’est dingue, tu fais toujours des personnages homos», m’ont-ils fait remarquer un jour. Oui, parce que je peux. Et que si c’est un choix, je veux continuer à me rêver pédé.

On passe notre temps à se remettre de notre jeunesse, en tant que queer. J’ai fait ce qu’il fallait pour réparer ce que le monde hétérosexuel avait abîmé en moi, mais je n’ai jamais oublié d’où je venais. Sous-marin furtif, je suis du continent des femmes et des minorités. 

Je n’avais pas, à l’époque, le luxe de sacrifier ces moments de trêve. Je ne savais pas comment conserver ça et être moi. J’avais besoin de cet espace pour grandir. Encore aujourd’hui, quand j’étouffe, je pense au jeu de rôle et mon cœur s’apaise.


Mon ami Alexandre est parti s’installer à Sydney avec son mari australien  il y a quelques années. Dans le Rosa Bonheur bondé, un peu morose pendant la fête de départ, j’ai demandé à Aaron, en haussant la voix, qui étaient tous ces gens qu’il avait rencontrés à Paris. Aaron m’a expliqué qu’il faisait partie d’un groupe de joueurs anglophones et c’est seulement là que j’ai appris qu’il faisait aussi du jeu de rôle. Je jouais maintenant depuis presque 20 ans, et je n’en avais jamais parlé avec lui, parce que je n’en avais jamais parlé avec personne hors de ma table de jeu. Et maintenant, Aaron et Alexandre quittaient le pays, et il était trop tard pour jouer avec eux. Qu’avais-je gagné à taire ma pratique ? Rien, et en voulant protéger ce qui m’était précieux sous des couches d’interdits, je m’étais encore plus isolé. Que d’énergie perdue.

Dès la semaine suivante, je proposais à mes amis les plus proches de jouer ensemble. Jusqu’à présent, je n’en avais jamais parlé à mes amies lesbiennes, malgré nos années de lutte et de soirées en commun. Elles ont découvert, intriguées, que je pratiquais le jeu de rôle depuis 20 ans, presque une fois par semaine. Jusqu’à présent, je n’avais jamais été que joueur, mais si je voulais jouer avec elles, il fallait que j’apprenne à maîtriser une partie. Comme à beaucoup de moments de notre parcours hors normes, personne d’autre que moi n’allait venir le faire à ma place. Je me suis documenté, j’ai regardé des vidéos, j’ai lu des pages et des pages de conseils sur internet, j’ai préparé de la documentation pour les débutants. À ma grande surprise, tous mes amis ont accepté d’essayer.

Isabelle aussi a immédiatement dit oui, quand je lui ai proposé. « C’est marrant, ai-je fait remarqué, alors qu’elle choisissait d’incarner un personnage masculin, les femmes choisissent toutes de jouer des mecs. » « Elles n’ont pas envie de penser à la possibilité de se faire violer quand elles jouent », m’a-t-elle répondu, avec l’inquiétante acuité qui la caractérise. Les hommes hétéros n’ont pas de problème à incarner une femme, eux. « C’est normal, ce sont eux qui l’ont inventé », a-t-elle conclu, facétieuse. Mes amis pédés, eux, ne sont plus des enfants perdus ; tous ont créé des personnages homos, presque sans hésitation.

En ouvrant en grand les portes de mon dernier placard, j’y ai retrouvé des visages oubliés. L’une de mes nouvelles joueuses s’appelle Fany, comme l’amie d’enfance perdue, et quand j’ai demandé à Géraldine le nom de son personnage, elle a longtemps hésité, jusqu’au début de la toute première partie, où elle m’a présenté Sasha, sans savoir qu’elle convoquait ainsi le souvenir du tout petit garçon de la soupente de la cour de récréation.

Je savais que ça parlerait à mes amis, cette idée d’écrire ensemble une fiction merveilleuse. Moi, j’aime leur raconter des histoires, en tout cas. L’aventure, en tribu, dans une région hostile, la magie, les méchants, le fantastique. Sauver le monde et ses proches, s’amuser dans la toute-puissance du verbe. Ma faute, pendant des années, a été de croire que le jeu de rôle était mon refuge, ma cachette imaginaire loin de l’arbitraire et de l’injuste, alors que c’est une trousse à outils et qu’elle nous permet d’explorer un monde où les dés ne sont pas pipés contre nous. Le jeu de rôle nous offre des armes pour abattre ce qui a été assemblé à nos dépends. Il m’a permis de replonger en sécurité dans la mine de mon potentiel non brisé, celui d’avant la cruauté de l’école, celui de l’enfant qui n’était pas encore un survivant de l’homophobie et du sexisme.

En mon cœur s’abrite le royaume du jeu de rôle, somme de mes failles et de mes lumières. La peur, la folie, le courage, la puissance pure de la création personnelle et collective. L’écriture. La liberté. Un lieu où je suis un autre, et dont je suis le maître.

Merci à Anne, pour avoir partagé son expérience et sa sensibilité, pour m’avoir donné un titre et proposé d’écrire ce texte, pour m’avoir lu, relu et guidé. <3

Merci de me lire.

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Commentaires

3 réponses à “Le maître de jeu”

  1. Avatar de Frédric Toutain

    Récit extrêmement touchant, qui parle au petit garçon qui lisait des livres dont vous êtes le héros dans la cour de récréation, assis loin des footballeurs…

    1. Avatar de le roncier

      Merci, je sais qu’on est bcp en fait à faire partie de ce monde là ;) et ça a l’air super, Lieux d’aventures, je l’avait remarqué !

  2. […] Le Roncier, ”Le maître de jeu” […]