Au printemps 2021, pendant le 2e confinement, suite à la publication de mon texte «Le Placard», l’amie Clémence Allezard m’a demandé de participer à sa création sonore autour des corps et de la pandémie, particulièrement des confinements, pour France Culture. Le résultat, qui reprend différents super témoignages très intéressants, s’appellent «Nos corps sociaux». Diffusé à partir du 15 juin 2021 dans le cadre du podcast «L’expérience», il est toujours accessible en ligne (même si suite à leur drôle de changement de politique concernant les podcasts, on peut pas insérer de lecture dans sa page). Hésitez pas à écouter, Clémence fait du super boulot, et si je me souviens bien, je dis pas trop de conneries dedans. J’y parle du stress post-traumatique que le covid avait provoqué chez moi, séropo, et de la violence du choix du couvre-feu pour les modes de vie non traditionnels.
Mais si je poste aujourd’hui, c’est que, pour l’occasion, toujours à la demande de Clémence, j’avais aussi enregistré une sorte de carte postale sonore depuis le pays du confinement:
C’était un peu trop long pour le format, finalement, parce que, bah, c’était le confinement, que j’allais bof bof, et que ça m’amuse toujours de faire du son; et Clémence n’a pas eu besoin de tout ça. Je me suis dis que ça serait chouette de l’avoir ici, deux ans après, alors que l’OMS estime «que la COVID-19 est maintenant un problème de santé établi et à caractère persistant qui ne constitue plus une urgence de santé publique de portée internationale (USPPI)». Merci encore à Clémence de m’avoir permis d’enregistrer ce moment.
Retranscription
Un des plus gros avantages d’être confiné à Issoudun, et pas à Paris, c’est de pouvoir me balader un peu dans la nature, même s’il faut traverser des routes qui ressemblent à des autoroutes urbaines. Enfin, autoroutes, des grosses routes quoi.
Il y a un chemin que j’aime bien emprunter, c’est pas très loin de la maison, il suffit de descendre un peu, puis il y a une rivière, elle s’appelle la rivière forcée, et c’était une rivière qui était utilisée pour le travail du cuir dans la ville. Alors aujourd’hui, sur le bord de la rivière, il ne reste pas grand chose; Il y a des anciennes mégisseries qui sont abandonnées, il y a des séchoirs à cuir, et non pas des séchoirs à queer, qui sont restés là. C’est des beaux bâtiments, avec des tranches de bois en haut. C’est un peu comme dans toutes les petites villes de France, où il y a beaucoup de bâtiments qui sont abandonnés, parfois de la belle architecture qui est un peu oubliée.
Puis on s’éloigne un peu, on traverse la route, et puis ça continue sur le long de la rivière, on arrive vers un endroit un peu plus loin où il y a des jardins partagés. Généralement, il y a un endroit où il y a du bambou qui s’est installé, et je coupe un bâton, parce que j’aime bien ramasser les bâtons. Et une fois, j’ai été jusqu’au bout de la rivière forcée, ça arrive sur une petite chute d’eau. Et puis ça finit sur une impasse, en fait. Et au début, ça m’a fait flipper. Je me suis dit, putain, je suis venu dans un lieu, et puis ici, c’est l’image de mon histoire, et c’est comme ça que ça va se finir, et puis… [Bruit de voiture] Ah là là! Ouais, ça aussi c’est la campagne, c’est le bruit des voitures. Je me suis dit, oh là là, c’est mon histoire, qu’est-ce que je me foute là-dedans? Au bout, y’a rien, ça va finir en… en impasse. Et puis en fait, je suis revenu en arrière, c’était pas si désagréable que ça. J’ai vu d’autres choses parce que j’ai pris le chemin dans l’autre sens. Puis je l’ai… J’ai arrêté de stresser quoi.
Une fois passer les bambous, c’est beaucoup plus calme. La rivière continue et il n’y a jamais beaucoup de monde. C’est assez agréable. Souvent, ça suffit pour faire descendre mon anxiété, ou l’impression d’être enfermé. Pourtant, c’est pas un grand chemin, quelques kilomètres. Mais le fait de voir du vert, de l’eau, et puis de croiser personne, ça m’évite de devenir complètement maboule, je crois. C’est marrant comment cette rivière est passée du symbole du truc où il n’y avait pas d’avenir, d’un avenir bouché parce que le chemin finit sur rien, à un espace de liberté et de respiration. Un peu comme la vie dans les petites villes, finalement avec le confinement. Je ne serais pas venu jusqu’ici à plein temps avant la pandémie. Mais dernièrement… Je me demande presque si j’ai envie de retourner à Pantin en fait.
Bien sûr, je sais que je parle d’une place de privilège parce que je peux télé-travailler et que… blablabla. Mais j’ai quand même l’impression que ça a un peu redistribué les cartes, le coût de la pandémie. En tout cas, pour une partie de la population. Je m’écoute raconter ça puis je me dis en même temps, ça ressemble quand même à une façon de de se rassurer, ça ressemble à de la méthode Coué: «En fait non, mais ça va, j’vais très, très bien, c’est tout à fait ce que je veux, puis d’ailleurs ça correspond mon projet de vie!» Non. Ça correspond pas à mon projet de vie, et c’est pas tout à fait ce que je veux, et je crois que, comme tout le monde, je suis un peu au bord du craquage, mais Je fais un peu comme tout le monde fait, c’est à dire, vous avez remarqué, à chaque fois qu’on demande à quelqu’un comment ça va, ici, à Paris ou ailleurs, on dit, bon, ouais, on ne peut pas se plaindre. Bah, si, en fait. On est en train d’enterrer nos vieux, nos malades et nos… et des gens éloignés qu’on n’a jamais trop vu. Le pays est dans un état catastrophique. C’est l’une des pires crises sanitaires qu’il n’est jamais connu. En fait, on a le droit de se plaindre. Mais, se plaindre, ça voudrait dire qu’on reconnaît la gravité de la situation. Et c’est vrai, peut-être que ça ne nous aiderait pas tant que ça. Mais je pense que pour affronter collectivement et politiquement ce qui se passe, je crois qu’on a le droit de se plaindre, en fait. C’est bien de se plaindre.
Vraiment, je peux pas me plaindre. J’y reviens parce que je ne suis pas tout seul, je n’ai pas de problème d’argent pour l’instant, Inch’Allah. Et puis… puis les conditions de vie ne sont pas désagréables, mais je sens que je fonctionne sur la réserve de marche. Le truc qui permet aux montres pas automatiques de fonctionner quand on oublie de les remonter. J’ai l’impression d’avoir pas été remonté depuis un moment. Et il y a un moment, ça va craquer, je pense, comme pour tout le monde. Mais je suis un peu endurant à la peine, donc je ne sais jamais à quel moment ça craque, c’est toujours un petit peu trop tard. Pour l’instant, ça va. J’ai juste peur de devenir un petit peu résistant à la joie. les petits trucs qui faisaient du plaisir avant, manger des sucreries, jouer aux jeux vidéo, regarder des bêtises sur youtube, peindre, coudre, les trucs que j’aime faire, en fait, je trouve qu’ils apportent de moins en moins de joie. Je ne sais pas si c’est un état dépressif ou juste que ça devient de plus en plus dur d’ignorer le contexte autour.
J’ai aussi la santé, c’est aussi une bonne raison pour se réjouir. J’ai passé faire mes examens et, bon, à priori, tout va bien. Et le laborantin m’a demandé: «Mais ça fait combien de temps que vous êtes suivi?» Ce qui était une manière assez délicate de me demander depuis combien de temps je vivais avec le VIH, et je lui ai dit: «Bah, 20 ans.» Mais comme c’était le matin que j’avais pas mangé, j’ai eu un espèce d’oubli. Je me suis dit, non, pas 20 ans déjà, je suis beaucoup trop jeune, c’est pas possible. Bah si, ma fille, ça fait plus de 20 ans. Et du coup, le pas de côté que ça demande de plus être dans ses rituels de prise en charge aussi, parce que c’est pas le même laboratoire, c’est pas les mêmes médecins. Le médecin, je le vois en visioconférence. D’ailleurs, j’ai rendez-vous bientôt pour essayer de savoir comment faire pour être vacciné, puisque les personnes vivant avec le VIH ne sont pas prioritaires. Donc, tant que je suis pas vacciné, je suis ici, à Issoudun, de fait. Une fois que je serai vacciné, si je veux rester, ce sera mon choix. Et pas parce que je suis obligé de m’éloigner des gens et des risques que représente la région parisienne.
Bref. 20 ans quoi, je me demande si, du coup, les gens qui découvrent ce que c’est que vivre en pandémie, comme moi je vis depuis 20 ans en pandémie, si c’est peut-être qu’ils ont une fenêtre sur ce que c’est de jamais poser son bâton de pèlerin en fait, de toujours continuer, parce qu’en fait, c’est ça la vie, quand tu es séropo, il n’y a pas de retour à l’avant, ce qui fait que, je me rends compte que j’ai un petit peu approché cette situation avec la même idée. Il n’y aura pas de retour à l’avant Covid, il y aura quelque chose de différent après. J’espère qu’il y aura des oiseaux et du soleil.
J’ai été très ému de retomber sur ces fichiers lors d’un nettoyage de printemps de mon ordi. C’était dingue et dur, cette période, et on n’a jamais pris le temps de se poser pour vraiment mesurer ce que c’était. Ce que c’est. Personnellement, je ne suis plus le même depuis le début du covid, la peur, l’éloignement ont modifié la chimie de mon corps. Si je suis toujours là, je suis presque un autre. Le covid, lui, est toujours présent et comme je le supposais déjà en 2021, il n’y aura pas de retour à l’avant.