La terre

C’est fou que ça me donne des insomnies, quatre ans après. Comme les symptômes du stress qui ne se voient pas du premier coup d’oeil, je n’ai pas compris tout de suite pourquoi je n’arrivais pas à fermer les yeux cette nuit d’août là.

Michel est mort depuis quatre ans. Je ne pense pas tant que ça à lui. Dans le train, j’y pense. Quand les champs défilent et que la plaine semble sans fin, je le revois, conduisant sa voiture sur les routes de Beauce. Il parlait des champs et des bêtes, de l’odeur du colza et du goût du blé vert qui se transformait en chewing-gum.

Je lui avais demandé s’il aurait voulu être agriculteur, à la fois narquois et curieux, un peu circonspect. Il m’avait répondu: «Absolument.» Sans une hésitation. «Si j’avais eu des terres, bien sûr, j’aurais aimé.»

Pour moi, à l’époque, être paysan, c’était le fond du fond, juste avant l’esclave. Pour lui, c’était le rythme des saisons, la joie de voir pousser quelque chose qu’on a planté soi-même. Un métier vrai. Ce fût un moment de construction, un basculement de mon système de valeur embryonnaire. Comme la fois où mon cousin m’avait expliqué que la formidable machine économique japonaise avait un coût humain exorbitant, que ça la rendait monstrueuse.

Aujourd’hui, je repense à ses épis de maïs séchant dans les champs. Eux aussi ont disparus. Reste l’odeur du colza et les nuits d’été, chaudes, longues et parfois blanches. 


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