Je sens les mots qui montent en ce moment. Ce n’est jamais un torrent, je comparerais ça plutôt à une infiltration d’eau dans une cave. On sent que l’atmosphère change, mais on n’entend rien, et puis on y retourne pour trouver un superbe lac tranquille, dans lequel on peut replonger. C’est aussi proche du sentiment qu’on éprouve quand on sait qu’une plante va éclore. On a de la chaleur, de la terre bien noire, de l’eau, on sait que tout est parfait pour que la graine pousse et que ça va arriver, même si pour l’instant, rien dans le pot ne semble nous donner raison.
Il y a quelque chose qui pue, en ce moment, en France. J’aurais aimé que le parfum des marronniers en fleurs puisse le couvrir, ou peut-être le chèvrefeuille qui grimpe sur mon balcon. Mais non, malgré le beau temps et les fleurs qui explosent partout, le fond de l’air empeste. Une odeur de charogne, de viande moisie en cave. Un peu l’odeur de cette cave à Dreux, où on stockait alors le charbon et où mon grand-père avait son établi. Le grand-père était mort avant que je naisse, mais l’établi n’avait pas bougé et figé sous une légstère couche de rouille, les outils, les clous et les bidules électriques attendaient. Pour moi c’était fascinant, évidemment, cet atelier dans cette petite cave. Il fallait sortir de la maison, prendre la grande clef, descendre dans la fraîcheur de l’escalier étouffant sous le lierre. Pour peu que la nuit tombe, ça me foutait les foies et je sortais en me pressant, tâchant de ne pas glisser sur les marches de béton, courant dans la maison sous les cris des hirondelles. Dans cette maison, c’était un des endroits qui avait été frappé par la foudre à la mort du grand-père et auquel personne n’avait visiblement osé toucher. On n’en parlait pas, en tout cas, et je ne crois pas avoir jamais posé de questions sur cet établi. Le poids du traumatisme interdisait manifestement toute réflexion.
Je crois que c’est comme ça que ce qui nous paraitrait horrible dans un autre contexte est intégré à la matrice de notre réalité. Comme quand nous avons trouvé avec ma soeur ce renard, tout plat, aux yeux de verre, dans le cagibi de ce qui nous servait de chambre pendant les vacances. Bien rangé dans une boite en carton blanc, son pelage en bon état, il avait effrayé ma soeur; moi, il m’avait surtout interrogé, je ne comprenais pas. Comment ce truc avait pu rester des années dans ce placard sans que je le sache? Qu’est-ce que c’était. On a rapidement appris que c’était le col en fourrure de notre grand-mère, elle aussi disparue depuis des années. Comme les outils de mon grand-père, ce renard, ce luxe inadapté à la maison, dormait, sans que personne ne se pose de questions.
Denise, ma tante, vivait avec ces objets, ces meubles. Le lit des parents, en haut. Au fur et à mesure des années, elle s’était repliée sur le salon, qui était devenu sa chambre, la remplissant de livres, et entassant dans son débarras, derrière le lit, des sacs contenant d’autres sacs, des papiers, des coupures de presse. Son ancienne chambre, dans le jardin, s’est remplie de ses sacs aussi. Elle nous disait qu’il y avait un ordre. Mais un jour, on lui a demandé de dessiner un cadran d’horloge, pour évaluer ses capacités neurologiques, et elle en a été incapable. Je me souviens de ce gribouillis, comme un tiers de cercle, avec quelques tirets qui marquaient 3, 6 et 12. Elle a été placée peu après.
Quand on remontait les pommes de terre de cette cave, on ramenait parfois cette odeur et elle se collait dans mes narines. C’est un peu l’impression que j’éprouve en ce moment. L’auto-mythologie des Français s’est arrêtée. Nous sommes bloqués avec une odeur de moisi et on commence à croire que c’est la vraie vie, que c’est normal de vivre comme cela, avec tant de petitesse dans les sentiments et cette peur panique de ce qui est nouveau. Qu’il y a quelque chose de tellement sacré dans nos habitudes qu’il faut absolument ne pas y toucher. Peut-être que ça vient de la guerre, que ces morts et ces moments d’horreur ont appris aux gens à baisser la tête et à avancer en attendant que ça passe. Peut-être qu’on a sous-estimé les traumatismes que ça a causé. Comme l’utilisation des pesticides. La France est championne, en partie parce qu’à la sortie de la guerre, c’était impossible de perdre une récolte. Mais aujourd’hui, continuer comme en 40, avec les pesticides comme avec cette peur du changement, ce n’est plus possible.
J’avais peur quand Sarkozy a été élu. Je me disait nerveusement qu’il allait virer à la Napoléon Le Petit. Mais en fait, même pas. Il a enfoncé le pays plus loin dans la cave, en nous foutant le nez dans le moisi, vitrifiant tout ce qui méritait d’être explosé et fermant la porte à tout et tous ceux qui pourraient amener du changement. Il accable les étrangers par opportunisme, les musulmans par facilité et les pauvres par culture politique.
Mais la vie, ce n’est pas ça. La vie, c’est le mouvement, le changement, les arbres qui poussent, qu’on taille et qui meurent. Les papiers qu’on jette parce qu’on ne peut pas tout garder. Les chambres qu’on débarrasse quand les gens meurent et les maisons qui reviennent à d’autres personnes. Les journées passées ensemble à vider la maison de Denise, parce qu’elle a finalement le droit qu’on dise que c’était sa maison.
J’espère qu’un jour, la force patiente d’un lac de mots viendra balayer ces charognes de notre maison et chasser ces odeurs de mort.
Commentaires
3 réponses à “Le fond de l’air”
[…] Le Roncier publie presque toujours des textes qui font mouche et me parle. Cette fois encore, il écrit brillamment et remporte mon adhésion (en plus je le trouve pas mal, je crois que ça doit avoir une influence sur mon jugement huhu). #politique […]
Personne.
C’est un très beau texte, qui touche juste.
Sur le plan uniquement politique, qui aujourd’hui propose ce changement et nous invite à ne pas avoir peur?