J’ai souvent du mal à m’endormir. Le soir, allongé dans mon lit, je tourne, la peau à vif, en cherchant la fraîcheur qui apaisera mes jambes brûlantes, je me perds dans les histoires murmurées dans mon casque et je rêve de pouvoir uploader ma conscience hors de ce corps trop lourd, loin de ces plis qui collent, de ces draps qui grattent, ne plus rien sentir, et enfin, de pouvoir fermer les yeux.
Dans ces moments-là, je finis généralement par me lever pour manger quelque chose et souvent je finis par prendre un bain. Une fois suspendu dans l’eau chaude, je suis enfin cyborg dans son liquide nutritif, avant que la conscience ne soit téléchargée, avant les tensions et les responsabilités, avant que les choix ne soient faits, quand tout est encore possible. Machine paisible, sans fantôme.
Ces dernières semaines, j’ai beaucoup réfléchi à l’isolement que le VIH m’avait fait connaître. Un isolement physique, d’abord parce que j’avais peur de le transmettre. Le rapport au sexe n’était pas simple, ça pesait beaucoup. Sans, je me serais peut-être plus amusé, même si ça a aussi probablement rendu les rencontres plus intenses. Tout ça a changé quand j’ai su que je ne pouvais plus transmettre le VIH. Je suis toujours suivi bien sûr, le VIH est toujours là, mais c’est presque comme si j’étais guéri. Je ne dis pas ça légèrement. Ne pas pouvoir transmettre le VIH, pour moi, c’est comme être guéri. Ces dernières années, je me suis senti de moins en moins isolé et en me penchant sur les débuts de l’épidémie pour le boulot, j’ai réalisé que je vivais une autre maladie. Aujourd’hui, une personne qui vit avec le VIH peut vivre plus longtemps que la population générale, grâce à la prise en charge. Je prends mon médicament le matin, je fais mon bilan sanguin deux fois par an, je ne vais pas à l’hôpital. Je ne suis pas malade, je ne l’ai jamais été, le danger et l’isolement ont été repoussés si loin que je n’y pense plus tous les jours. La machine se fait oublier la plupart du temps, sauf la nuit, souvent.
Aujourd’hui, ce qui inquiète mon médecin, c’est le cholestérol que me file le traitement. C’est comme ça que je me suis retrouvé allongé chez la cardio, pour vérifier mes artères. J’étais plutôt confiant, on vérifie tous les ans, et je n’ai jamais eu de problèmes à ce niveau-là. J’ai de la tension, c’est familial, je suis sanguin, mais mes parois vont bien. D’ailleurs, la cardio n’avait pas l’air très inquiète non plus: je ne fume pas, je ne bois pas. On va faire le cœur rapidement aussi tant qu’on y est, me propose-t-elle. Pas de problème. Elle descend la sonde froide sur mon thorax et je relève la tête vers l’écran, pour lui demander si elle peut voir le sexe du bébé, mais l’atmosphère a changé et le moment n’est plus à la blague. Elle me demande de quand date ma dernière échographie (de l’année dernière). Elle me dit, on va en refaire une. J’ai besoin d’avoir plus d’informations : Vous avez une valve malformée. Mais c’est pas tellement ça, c’est qu’au-dessus, il y a une dilatation. C’est trop tôt pour s’inquiéter. On se revoit pour l’écho. Quand je lui raconte, mon médecin n’est pas trop inquiet d’ailleurs, voire même je sens qu’il est fier de m’avoir envoyé faire ces examens. On décide de changer de traitement VIH pour faire baisser le cholestérol, et de commencer les bêtabloquants, pour baisser la tension. On se met d’accord sur ce que je peux accepter comme effets indésirables, même s’ils sont rares la plupart du temps, et on se donne rendez-vous dans un mois.
Un peu plus d’un mois plus tard, je suis de retour dans le cabinet de la cardio, allongé sur sur le côté dans le noir, un peu assommé par les bêtabloquants, la sonde froide dans mon dos cette fois. Elle ne dit rien. C’est plus grave que prévu, je demande. Ce n’est pas une consultation, c’est juste une échographie donc j’ai pas envie de vous parler entre deux portes, me dit-elle. Mais il y a 3 anévrismes, en fait, pas un seul. Et ils sont tous à la taille limite à laquelle on opère. Oh. Donc, on va prendre rendez-vous pour janvier, pour faire une vraie consultation, et on parlera des choix que vous avez. OK. En attendant, vous allez aussi faire un scanner. OK. Et puis vous me rapporterez tout la prochaine fois. OK. Vous avez des questions? Oui, j’en ai plein, mais je ne les retrouve pas. Je finis par demander si je dois prendre des précautions particulières en attendant, est-ce qu’il y a des choses non recommandées ? Interdit de faire de la muscu et de soulever des poids trop lourds, et pas de boxe. En général, évitez les chocs violents au niveau du sternum.
Mon médecin, encore une fois, est rassurant. En tout cas, il essaye. Ce sont trois anévrismes de l’aorthe, assez gros. On a bien fait de commencer les bêtabloquants. Vous avez de la chance, me dit-il. Vous avez été dépisté suffisamment tôt pour qu’on puisse intervenir. Normalement, chez la plupart des personnes, on s’en aperçoit après l’accident, quand l’anévrisme lâche. C’est assez courant chez les hommes de votre âge. Ça n’a aucun lien avec le VIH, c’est probablement à cause de l’hypertension et de la malformation congénitale de la valve. Ce n’est pas la nourriture, l’absence de sport ou l’inflammation liée au VIH. Ma sœur me rappellera, après, que ma mère, aussi, a cette malformation au cœur. J’aurai pu ne jamais le savoir. Par un concours de circonstances assez incroyable, si on a trouvé ces anévrismes, c’est grâce à mon suivi VIH. Si je n’avais pas été voir la cardio à cause de mon cholestérol, si elle n’avait pas décidé de checker mon cœur au passage parce que ma tension était élevée, si mon médecin n’avait pas insisté pour me voir en présentiel et discuter de mon poids, si je n’étais pas pris en charge pour le VIH, je ne saurais rien de ces petits ballons dans mon cœur.
Quand je suis sorti de consultation, je ne savais pas trop quoi faire de cette information. J’étais triste, principalement, je crois, je me suis demandé à quoi ça servait de se battre autant contre le VIH pour rester en vie, pour finir par mourir sur une table d’opération. Je savais qu’à force de faire rentrer du monde dedans, j’allais le faire exploser, ce cœur. J’ai pleuré, un peu. J’ai envoyé un message à mes frères et sœurs. Puis, j’ai respiré bien fort. En fait, je me suis dit, je sais vivre avec une maladie dangereuse, je le fais depuis 25 ans. J’ai soupiré et j’ai été rouvrir le petit placard intérieur où j’avais rangé mon costume de combat, et je me suis glissé dedans comme je l’avais fait il y a 25 ans. C’était un peu pesant mais surtout confortable. Les vieux systèmes se sont remis en route, et immédiatement, les objectifs sont redevenus plus clairs: il y avait des choses à faire immédiatement, des choses à faire dans un peu plus de temps et puis, des choses à faire avant la fin. Je suis le fantôme, face à la machine et nous devons discuter.
Première chose, j’ai pris rendez-vous chez le pierceur. Ça fait un moment que je réfléchissais à me faire un septum, surtout en vieillissant. J’avais toujours hésité, j’avais peur d’avoir mal, mais aussi de pas assez être punk pour l’assumer. Dans mon armure de vie, tout ça n’a plus d’importance. J’en avais vraiment envie, et je l’ai fait.
D’autres choses vont changer. J’ai besoin d’un peu de temps pour intégrer l’information. Moi qui était un peu figé, je me suis remis en mouvement. Je vais essayer de ne pas tout envoyer valser d’un coup, cette fois. Trois personnes —trois médecins— me l’ont dit, à la suite: tu sais que tu as beaucoup de chance, en fait. Ça me fait marrer, j’ai pas l’impression d’avoir eu beaucoup de chance, mais ça répare aussi quelque chose chez moi. Je sais que la maladie est arbitraire, qu’elle ne suit ni justice, ni logique. Mais aujourd’hui, le VIH m’a sauvé la vie.
Ces derniers temps, j’avais oublié que j’étais un assemblage miraculeux de cordes, de tuyaux et de sentiments trop puissants, et qu’on ne guérit jamais d’être en vie, parce que la machine est le fantôme. Tout petit vaisseau de rien du tout, qu’on amarre du mieux que possible à la lumière des autres, une merveille éphémère, monstrueuse et sensible, terriblement fragile. Je sais qu’il n’y aura pas d’autre corps, il n’y aura que celui-là, avec son hôte dompté, avec ses douleurs et son gras, avec ses bulles dans les ventricules.
Je suis dans mon lit, j’écoute les battements de mon cœur, je me demande si ces battements seront les derniers. Ça ne me fait pas peur. Je dors dans mon armure, de nouveau.
Photo : Lac de Belle-Isle, Châteauroux, 30 novembre 2024, Roncier.
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