C’est vrai qu’il était beau ce chien. Avec sa tête noire, son pelage qui tirait vers le fauve, ses yeux fiévreux. Un loup, que Minou, le fox de Nico, regardait en penchant la tête de gauche à droite. Une grosse bête au pelage ras, qui voulait se coucher dans le panier, même si ses longues pattes crottées dépassaient sur le tapis.
«Passe au moins le voir, m’avait dit Nicolas. Je ne pouvais pas le laisser dehors, il était si maigre. Il m’a suivi chez moi, il est tellement gentil.»
En chemin pour chez Nicolas, j’étais à la fois inquiet, parce que je ne voyais pas ce qu’il allait faire de ce chien, et excité par cette irruption de vie sauvage, ce chien errant qui apparaissait, hors de toute planification, dans nos vies.
Je me demandais si j’allais pouvoir le garder, j’avais bien senti que c’était l’idée de Nicolas; c’est un peu la mienne depuis quelque temps. Avoir un chien. Sur le chemin, je cherchais un nom pour le chien.
Quand je pousse la porte de chez Nicolas, le chien, un malinois, commence à aboyer. Avant que j’ai le temps de dire à Nicolas de le calmer, d’un bond incroyable, le chien se jette sur moi. Il referme ses mâchoires sur mon mollet et Nicolas crie: «Non!» et le malinois relâche la pression pour venir se coucher à ses pieds. Nico est catastrophé, je le vois dans son regard, la panique a rempli ses yeux à l’idée de m’avoir mis en danger. Mais le chien lui obéit parfaitement et reste couché à ses pieds. A peine grogne-t-il quand je m’assois sur une chaise.
Avec Nico, on se regarde tous les deux dans la pénombre de l’appartement et l’atmosphère est lourde tout d’un coup. L’un et l’autre nous rendons compte de ce qui se passe réellement. Nicolas a fait rentrer chez lui une bête visiblement dressée à l’attaque, qui lui arrive presque à la taille. Ce chien n’est pas mon chien. C’est un chien errant et on n’ouvre pas sa porte aux chiens errants.
Nous mangeons en silence. Nicolas sait qu’il ne peut pas le garder. Nous cherchons des numéros de vétérinaires dans le quartier pour pouvoir leur demander si quelqu’un a perdu un chien. Nico les appellera demain matin. Ma jambe me lance, mon jeans a protégé mon mollet mais une goutte de sang perle là où le tissu a coincé la peau. Je me demande s’il y a des risques particuliers pour les séropos en cas de morsure.
Je dis à Nicolas :
«Tu te rends compte que c’est dangereux, n’est-ce pas ? Qu’il a peut-être la rage et que je dois appeler un médecin, qu’il pourrait te mordre aussi, qu’il n’y pas de remède contre la rage?»
Nicolas se liquéfie un peu plus.
«Arrête, me dira-t-il plus tard, si je t’ai fait attraper la rage, je me suicide.»
Ce soir, je lui propose de rentrer avec Minou. Le fox, qui déteste ses congénstères d’habitude, est resté calme, même s’il ne quitte pas le chien des yeux et refuse de lui prêter ses jouets. C’est assez rassurant, en fait, de ne pas le voir s’énerver. Aucune raison de jouer avec le feu néanmoins. Je laisse Nico avec le malinois, après qu’il m’ait promis de le foutre dehors si le chien montrait le moindre signe d’agressivité.
La nuit est fraîche, Minou est content de sortir, moi aussi. Les premiers symptômes de la rage sont l’anxiété et la confusion. Autant dire que la maladie peut se déclarer chez moi, aucune chance que je la repère.
Soudain, j’ai peur de mourir. Mourir de la rage, la bave aux lèvres, dans un ultime pied-de-nez au VIH. Je me demande si je suis prêt à mourir. Toujours pas, visiblement. Je commence déjà à faire de la place à cette idée. Suis-je suis heureux d’être là où je suis. De faire ce que je fais. Est-ce que la rage va libérer toute cette colstère qui brûle en moi, en grognements, dans une agonie bruyante et suintante, ma folie, mon essence, mes peurs, tout ça jaillissant, pour une fois littéralement, de ma bouche ouverte? Est-ce que je vais souffrir ou partir en m’oubliant, dissout dans l’anxiété, la confusion, sans me rendre compte que j’ai disparu et que seule reste la rage? J’expire longuement. Minou connaît le chemin pour aller chez moi. Je le laisse me guider.
Dans mon appartement, le fox attend son maître devant la porte une bonne partie de la soirée. Je pense au chien de mon père, qui a attendu pendant des jours le retour de Michel, devant le portail, après sa mort. Je dors mal, déçu parce que je n’ai pas de chien, conscient que dans la pièce d’à côté dort un être qui dépend de moi. Moi qui me veut sans attaches, ça charge mes rêves.
Sous le soleil du nouveau jour, les choses paraissent toujours moins graves. Nicolas passe chercher son chien. Comme je dois voir mon médecin dans la semaine de toute façon, je vais attendre de le voir pour lui demander s’il y a un risque que j’ai contracté la rage. Nicolas a déposé le malinois au commissariat, comme on fait pour les chiens errants. Il en a été triste pendant plusieurs jours.
Commentaires
2 réponses à “La rage”
Johann > J’ai fini par appeler mon médecin, t’inquiète ; ) (après avoir en plus fait chier mes collègues, qui sont aussi médecins!)
Je ne peux que te citer Wikipédia que tu as déjà consulté : « Lorsqu’une personne est mordue, soit très profondément, soit en de nombreux endroits du corps, soit de face, soit à la tête, soit au cou, soit aux doigts, celle-ci doit subir le traitement antirabique le plus tôt possible même si le chien mordeur ne présente pas de signes de rage et même s’il n’a pas été au contact d’un chien enragé. Cette personne mordue doit laver abondamment la plaie avec de l’eau et du savon puis désinfecter la plaie avec un antiseptique et consulter immédiatement dans un centre de santé afin de se faire administrer le sérum anti-tétanique et le vaccin antirabique. »