La musique d’Honk Kong ne s’arrête jamais. Séduisante, familière et pourtant unique. A minuit et demi, nous croisons des groupes d’ouvriers maniant le marteau piqueur qui s’invectivent dans les neuf tons du cantonais.
N. nous explique que le cantonais est une langue populaire, avec beaucoup de gros mots, qui décline en plus d’une douzaine de versions la pire insulte pour un hongkongais: «Je n’en ai rien à foutre que tu crèves.» En mandarin, c’est trois ou quatre variations au maximum. Pour N., c’est cette vulgarité qui sauvera le cantonais face au mandarin poussé par le parti. Les jeunes parlent le cantonais comme d’autres, ailleurs, le verlan.
Pour polir le chaos urbain, les rues sont recouvertes de panneaux d’interdiction et de «conseils». Ne traversez pas au rouge, ne mangez pas dans le métro, marchez à gauche, ne crachez pas par terre. Tenez la rambarde, éloignez vous des portes, ne collez pas votre bouche au robinet. Ne. Pas. J’en conçois une vague terreur, quand j’ouvre une canette dans la rue ou que je mâche un chewing-gum, suis-je en train d’enfreindre une loi, est-ce que je risque la prison, et je me contrains pour être sûr ne pas commettre d’impair.
Dans l’ascenseur, une voix de femme nous crie de s’éloigner des portes, quand ce n’est pas une musique pénible qui nous accompagne d’étage en étage. Dans la chambre, la nuit, la clim souffle et couvre la respiration de Franck, mais n’étouffe pas complètement les bruits de la rue.
Toute la ville semble avoir peur du silence. Même sur les chemins de randonnée, nous rencontrons de vieilles chinoises, la peau couverte sous des couches de tissus, qui portent une radio chantant en cantonnais dans leur sac à dos.
Je suis ému par Hong Kong, exposé au quatre vent, les intérieurs offerts aux cris de la ville. Sous la voix de la ville, étrangement, je sentais monter en moi ces derniers jours une angoisse que je ne m’expliquais pas.
Le soir, je suis dans le métro, je mets mes écouteurs, pose les mains sur la rouge de la barre, et j’essaye de contenir de larmes que je ne comprends pas. Je lève les yeux et sur le petit écran publicitaire en LED défile une date, 27/10, et je me souviens. Je comprends. Bon anniversaire, Michel. Toutes ces années après, mon corps porte malgré moi la mémoire de la douleur de la perte de mon père et me rappelle que j’ai encore oublié de lui souhaiter un bon anniversaire. Ou plutôt, qu’il n’y a plus rien à oublier, qu’il ne vieillira plus et que chaque année, je pleure un peu pour sa naissance et pour sa mort.
«Je n’en ai rien à foutre que tu crèves.» L’exact opposé du slogan d’Act up: «J’ai envie que tu vives.» La plus ignoble des insultes qui nous rappelle la plus belle des déclarations : j’ai envie que tu vives, parce que tu comptes, parce que ça fait une différence quand tu n’es pas là, et malgré et peut-être surtout parce que c’est hors de mon pouvoir. Un voeux dérisoire et absolu, qui brûle du feu des dieux, la force de vie désespérée, superbe et vaine, qui nous élève, l’amour peut-être.
Sur la plage de Big Wave Bay, il y a des panneaux qui nous demandent de ne pas nager dans le noir — Do not swim in the dark — et c’est bien la seule consigne que j’ai envie d’appliquer. Traverser la vie dans la lumière, ne pas me noyer dans les ténèbres. Écouter les voix d’or.
Commentaires
Une réponse à “Ne nagez pas dans le noir”
comme souvent ton écriture me bouleverse..et çà,je ne sais pas trop comment l’écrire à part que j’ai envie de continuer à te lire. more,we want more
un roman?