Le père

– ætes-vous le père de Lucas?
– Pardon!?
– Vous êtes le père de Lucas, vous avez un fils qui s’appelle Lucas?

La jeune femme a l’air un peu gêné devant mon hésitation, le rouge lui monte d’ailleurs aux joues quand je réponds:

– Aaaaah non…
– Excusez- moi, je suis désolé, c’était juste au cas où.
– Ne vous excusez pas, il n’y a pas de problème, mais je ne suis pas le père, je…

J’aurais voulu répondre : «Je ne suis le père de personne», mais la phrase se bloque dans ma bouche et va se loger au fond de la gorge. Il n’y a pas de problèmes mais il y a un problème quand même. Je ne trouve pas de répartie, je n’ai rien de spirituel à répondre, aucune pirouette. Je n’ai pas de fils, non. Je suis homo, je suis séropo, j’ai blessé la seule personne avec j’ai jamais imaginé faire des enfants, je ne sais pas où je serais dans deux ans, je suis trop jeune, je ne suis pas un Papa, je n’ai pas de barbe, ma famille n’est pas là. Je suis trop jeune. Je ne suis pas le père de Lucas. Je ne suis pas père. Ai-je l’air d’un père?

ä comprendre que la potentialité de ma paternité existe pour cette femme, je me sens privilégié, je sais que je vis actuellement un éclair de vérité, je suis à l’extérieur de mes fantasmes confortants, de mes soucis de poids, de santé ou de relations humaines. La vie, mes choix, la douleur et les joies m’ont façonné au fil des ans à grand coups de burin et aujourd’hui, planté dans une trame sociale qu’il perçoit intuitivement mais ne comprend pas, au milieu des gravats, se tient un homme, un père potentiel, quelqu’un que je ne peux qu’entrevoir furtivement, comme le reflet de mon oeil triste dans l’intérieur de mes lunettes. Ma marionnette sociale. Et elle a un public, qui ne sait rien de mon cirque intime mais qui accepte la potentialité de mon état de père beaucoup plus simplement que je n’ai jamais su le faire.

Comme nous tous, je marche dans le noir, je trébuche parfois, je sais qu’à un moment ou un autre je vais chuter dans un gouffre encore invisible, mais à cette seconde, quelqu’un a allumé la lumière et j’ai eu une brève idée de ce que je présentais aux autres. Autant dire, de moi-même.

– Il n’y a pas de Lucas ici. Je veux dire, personne n’a d’enfant prénommé Lucas. Désolé.


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